suivi des oiseaux communs

Vers des "printemps silencieux" ?

L’essai “Printemps silencieux”, publié en 1962 par la biologiste Rachel Carson, est souvent considéré comme une des œuvres fondatrices du mouvement écologiste. L’ouvrage dénonce le rôle des pesticides dans le déclin des oiseaux chanteurs. On ne peut s’empêcher de repenser à ce livre à la lecture d’un article récemment publié dans “Nature Communications” intitulé: “Bird population declines and species turnover are changing the acoustic properties of spring soundscapes” (en français: “Le déclin des populations d’oiseaux et les changements dans la composition en espèces sont en train de modifier les propriétés acoustiques du paysage sonore printanier”). Cette étude originale, à laquelle Aves a été associée, s’appuie sur deux importants projets de sciences participatives auxquels vous contribuez peut-être : le suivi des populations des oiseaux communs et xeno-canto, la sonothèque ornithologique collaborative.

Un des éléments les plus virtuoses de notre avifaune: le Rossignol philomèle Luscinia megarhynchos (photo: René Dumoulin)

L’équipe de chercheurs, menée par Catriona Morrison et Simon Butler de l’Université d’East Anglia (Grande-Bretagne), étudie la question de l’appauvrissement du lien entre l’homme et la nature. Les « paysages sonores naturels » sont particulièrement susceptibles de contribuer à former ce lien, puisque chacun peut les percevoir dans son quotidien, en particulier au printemps, grâce aux vocalises omniprésentes des oiseaux. De sa fenêtre ouverte, sur le chemin du travail, pendant ses loisirs, tout le monde entend, même de manière inconsciente, le chant des oiseaux. Dans quelle mesure ce paysage sonore s’est-il modifié au cours du temps ? Pas simple d’objectiver le phénomène : il n’existe évidemment pas d’archives auditives standardisées des chœurs matinaux. Les chercheurs ont ici utilisé toute la puissance de la bio-informatique et des sciences participatives pour reconstituer artificiellement les paysages sonores historiques et tester leurs hypothèses.

Le procédé mobilise tout d’abord les relevés servant aux suivis des populations à travers toute l’Europe et l’Amérique du Nord pour dresser des listes historiques des assemblages d’individus présents sur chacun des points d’échantillonnage. C’est à cette fin que les données des suivis « points d’écoute » de Wallonie et de Bruxelles ont été incluses dans l’analyse. Au total, cela représente près de 220.000 points d’échantillonnage, répartis sur deux continents, suivis pendant 25 ans. Ensuite, pour chacune des espèces rencontrées, une sélection des chants enregistrés sur Xeno-canto ont été téléchargés. Pour chaque lieu d’échantillonnage et chaque année, une bande-son vide a été « peuplée » virtuellement par les chants des oiseaux réellement signalés par les observateurs, avec une variation aléatoire de l’intensité pour mimer les conditions réelles, et surtout un nombre d’inclusions du chant dépendantes du nombre d’individus signalés dans le comptage réel : le paysage sonore de l’échantillonnage est ainsi reconstitué.

Vous pouvez écouter un exemple de ces reconstitutions: c’est bluffant, on peut même s’amuser à refaire le point d’écoute. Il s’agit d’un même point d’échantillonnage reconstitué ici pour 1998:

et ci-dessous pour 2018. Fermez les yeux et comparez les deux reconstitutions. Que vous disent vos oreilles ?

Vous aurez certainement perçu un volume plus élevé, un fouillis plus complexe, mais aussi plus mélodieux pour l’enregistrement de 1998, alors que l’enregistrement de 2018 est moins vivant, contenant même certains blancs, et en fin de compte moins agréable à l’oreille. Évidemment cet exemple choisi est extrême, mais il est bien illustratif de la tendance que l’étude met en évidence. Pour chacun des enregistrements reconstitués, quatre indices reflétant la « qualité et la richesse » sonores ont été calculés. L’évolution de ces quatre indices, sur les deux continents, suggère que les paysages sonores sont devenus significativement plus homogènes et plus calmes depuis 1990.

Variation annuelle de l’Index de Diversité Acoustique, ADI (a,b), de l’Index d’Uniformité Acoustique, AEI (c,d), de l’Index Bioacoustique BI (e,f) et de l’Entropie Acoustique H (g,h) en Amérique du Nord (colonne de gauche) entre 1996 et 2017 et en Europe (colonne de droite) entre 1998 et 2018. La diminution de ADI, BI et H, associé à l’augmentation de AEI, signifie que le paysage sonore de nos printemps est devenu plus calme et moins varié avec le temps.
Source: https://www.nature.com/articles/s41467-021-26488-1/figures/3

Cette perte de diversité sonore ne s’est pas produite de la même manière partout, et la qualité des chœurs s’est même améliorée par exemple au nord de la Scandinavie. Malheureusement, elle s’est particulièrement dégradée dans notre partie de l’Europe. Comme on pouvait s’y attendre, il y a une forte corrélation entre les changements de la qualité du paysage sonore et l’évolution de la diversité et de l’abondance des espèces. Mais la corrélation n’est pas parfaite : la composition en espèces et sans doute les interactions vocales entre elles influencent aussi la qualité des sons produits.

Cette étude est importante, car elle démontre une dégradation d’un des liens forts qui nous lie à notre environnement. Un paysage sonore qui nous paraît « dans la norme » maintenant apparaitrait sans doute comme pauvre pour une personne vivant dans les années ‘90. Cela n’est probablement pas sans conséquence sur notre état de connexion à la nature, mais aussi sur notre bien-être.

Le suivi des oiseaux communs en Wallonie (SOCWAL) de 1990 à 2020

L’un des principaux projets d’Aves, pôle ornithologique de Natagora, est le suivi de oiseaux communs. Depuis 1990 en Wallonie et depuis 1992 à Bruxelles, des dizaines d’ornithologues participent aux “points d’écoute”. Ces programmes de suivi sont financés par les pouvoirs publics régionaux en charge de la conservation de la nature. Les données sont utilisées pour de nombreuses études régionales et internationales (après intégration dans le système européen PECBMS) qui aboutissent régulièrement à des actions de conservation d’une espèce (État de l’Environnement Wallon, Plan d’Action pour la Tourterelle des bois en Europe, Liste Rouge des espèces en Wallonie, Rapport Planète Vivante du WWF…).

Ces observations sont ensuite compilées dans notre banque de données ornithologiques puis analysées grâce à différents programmes statistiques qui permettent de connaître l’évolution des populations de chaque espèce sous forme d’indices annuels. La méthodologie peut être consultée dans l’article publié dans la Revue Aves en 2018.

Nous vous présentons ici quelques résultats pour la Wallonie, issus du rapport annuel qui fait la synthèse des observations de 1990 à 2020. Vous pouvez télécharger ce rapport (format PDF, 39Mo) via ce lien ou en cliquant sur l’image ci-dessus.

Globalement, les populations de 90 espèces d’oiseaux nicheurs répandus déclinent en Wallonie. Depuis 1990, l’indice global moyen a diminué de 0,9%, cela semble s’accélérer ces 10 dernières années (-1,4%).

Toutes les espèces en Wallonie_GRAPH.jpg

Cette tendance globale est une moyenne des tendances spécifiques. Il y a évidemment des espèces dont les populations diminuent, d’autres sont stables et certaines espèces voient leurs effectifs augmenter depuis 1990. Le tableau ci-dessous montre le nombre d’espèces selon leur tendance en fonction des habitats préférentiels.

tableau_espèces_socwal_1990-2020.jpg

Les indices spécifiques sont à voir dans le rapport.

La force de ce projet est de récolter annuellement les observations de manière standardisée depuis 1990. Le suivi sur le long terme est donc important. Si vous avez participé au projet, même il y a dix ans ou plus, vous pouvez toujours “reprendre” votre parcours. Cela permettra d’affiner les modèles statistiques utilisés pour générer les indices. Mais cela vous permettra surtout de sortir sur le terrain et de comparer l’avifaune passée à celle d’aujourd’hui !

Nous cherchons aussi de nouveaux observateurs, surtout en Ardenne, mais aussi partout en Wallonie.

Contactez-nous pour toute proposition de participation.

Merci à tous les observateurs de ce projet.